En regardant vers le bas, nous avions l’impression de voler, car plus rien n’était visible entre les lumières scintillantes et nous. Sur ce flanc de montagne assez abrupt et à cette altitude, la nuit avait effacé le paysage, gommé tout obstacle à la vue magnifique qui s’offrait à nos yeux. Nous étions suspendus au-dessus de ce village qui disparaissait au fur et à mesure de notre ascension, plus aucun son ne nous atteignait ; notre progression silencieuse était seulement troublée de temps en temps par le roulement des cailloux qui dévalaient la pente sous nos pieds. En regardant vers le haut, le sommet se confondait avec le ciel ; les étoiles marquaient la frontière que nous voulions atteindre.
Partis du refuge des Sauvas, nous marchions depuis la tombée de la nuit d’un pas lent et régulier, chacun suivant de près le marcheur ou la marcheuse qui le précédait. En quittant le confort rassurant de nos véhicules, nous avons entamé avec une petite inquiétude cette randonnée nocturne vers le Pic de Bure, objet de notre convoitise, que nous comptions atteindre quelques heures plus tard. Ne sachant pas ce qui les attendait, ceux qui abordaient cette aventure pour la première fois restaient nichés dans le milieu protecteur de la colonne des amis, silencieux, renfermés sur leur appréhension et leur plaisir, concentrés sur l’économie de mouvements et la sécurité. Les dix lampes frontales formaient un petit train lumineux qui serpentait en gravissant la pente. Après un passage assez long dans une épaisse forêt, la végétation s’est clairsemée pour faire place à des éboulis, qui furent notre décor presque invisible pendant toute la montée. Au hasard des mouvements des uns et des autres, les faisceaux des lampes jetaient des éclairs lumineux sur les faces des rochers, matérialisant ainsi l’aspect chaotique et lugubre des minéraux qui nous entouraient. Venant de nulle part, des courants d’air nous enveloppaient quelquefois de leurs tentacules glacées pour nous confirmer que nous étions des étrangers troublant la tranquillité des lieux. La pente instable et les pierres rendaient la marche incertaine et dangereuse, le chemin si évident au début devenait une énigme parfois résolue par la présence de cairns ; la fatigue et le sommeil commençaient leur œuvre dévastatrice...
Pourtant, une certaine euphorie nous envahissait à l’idée d’arriver là haut. Tous ceux qui avaient déjà réalisé cette ascension de jour, et ils étaient nombreux, se sentaient gagnés par cette espèce de joie excessive pour avoir, encore une fois, joué un bon tour aux années qui s’ajoutent aux années en accroissant la difficulté par une montée nocturne. Comment raconter le passage des marches ? On aurait cru l’escalade à flanc de pyramide, lorsque l’on passe d’une dalle à une autre par un grand pas transversal, cherchant un appui sûr dans la roche irrégulière, fouillant des yeux le halo lumineux pour trouver les marques du chemin, maîtrisant la douleur des muscles successivement comprimés puis hyper étendus pour ne pas être distancé par le groupe. Vers le haut, nous avons rencontré un petit névé oublié là par le printemps, tout vieux, tout sale, avec son manteau gris auquel nous avons donné de sérieux coups de pieds pour voir s’il était bien blanc en dessous... De courtes pauses donnaient aussi l’occasion d’ajouter un vêtement car la température diminuait sensiblement vers le sommet, et nous approchions du but avec l’impression que l’on en finirait jamais car plus on montait, plus nous mesurions avec lassitude qu’il restait encore et encore des roches à contourner, des cailloux à piétiner, des cailloux, des cailloux, toujours des cailloux (et pas de cabane...). Sur certains versants, suivant l’exposition, il y avait des zones de mousse et de lichens avec des petites fleurs qui donnaient un air sympathique à cette montagne aride et austère. Certaines plaques, assez grandes, donnaient surtout envie de s’y allonger pour dormir. Ah ! Dormir... savait t’on encore ce que cela voulait dire ? Nos pas nous portaient encore par un réflexe de survie mais il ne fallait pas tomber car nous serions morts de sommeil, là, sur le flanc de cette pente inégale et caillouteuse, au bout de nos forces, abandonnés à cette torpeur bienfaisante qui conduit au couloir de l’anéantissement...
Soudain, nous avons longé le bord d’une falaise, un à-pic extraordinaire, un trou sans fond de centaines de mètres, un dénivelé incroyable, un vide qui engloutissait notre rai lumineux jusqu’à l’infini. C’était là : Le Pic de Bure, tant attendu, si bien mérité, une vilaine petite plate-forme irrégulière et grisâtre dominant tout, une vue époustouflante et un tour complet d’horizon en communion avec les sommets des Alpes et la voûte céleste ; En résumé : 360 degrés de bonheur pur.
Arriver au sommet n’était pas l’aboutissement de tant d’efforts et le but n’était pas non plus d’escalader 2709 mètres car nous avions tous fait cela bien des fois. Nous étions venus pour guetter un événement qui se répète chaque jour mais qui reste un miracle et un émerveillement à chaque occasion. Il restait donc quelques heures avant ce grand moment et nous avons tous dormi à la dure sur notre pic de Bure, blottis dans nos duvets avec un vent glacé, enroulés dans nos toiles sous un plafond d’étoiles.
Patrick, il fait pas chaud ? |
lever de soleil sur le Dévoluy |
le groupe au sommet |
la descente |
Finalement, c’est le retour au gîte forestier de Montacharre, marquant la fin de cette magnifique randonnée commencée la veille. Le soleil qui se couche derrière les grands arbres donne le signal du repas pris en commun. Une grande tablée conviviale, bruyante et chahuteuse conclut un séjour vraiment très réussi. Il faut remercier très chaleureusement tous ceux qui ont contribué à l’organisation de cette sortie qui restera dans les mémoires.
Pourquoi y sommes-nous allés ? Parce qu’il est là. * L’extase cosmique n’attend pas !
les paraboles |